vendredi 1 octobre 2010

Les non-citoyens en Lettonie



Hormis les étrangers, il aura demain samedi 2 Octobre une catégorie de personnes habitant la Lettonie qui ne pourra pas voter aux élections législatives : les non-citoyens (nepilsoņi)

Lorsque la Lettonie a retrouvé son indépendance (4 Mai 1990), par une résolution du Conseil suprême du 15 Octobre 1991, la citoyenneté lettone a été accordée aux personnes qui l’avaient déjà avant le 17 Juin 1940 (date de l’invasion de la Lettonie par l’U.R.S.S.) et à leurs descendants. Les autres, titulaires d’un passeport soviétique, se sont retrouvés de facto sans citoyenneté à la disparition de l’U.R.S.S. (25 Décembre 1991). Cette situation est apparue dans seulement deux des 15 anciennes républiques constitutives de l’U.R.S.S., la Lettonie et l’Estonie, où la minorité slavophone était importante ; la Lituanie, qui avait une population allogène moins importante, a de son côté choisi l’ « option zéro » (attribution de la citoyenneté lituanienne à tous les résidents).   

Ce statut spécial de non-citoyen a été codifié par la loi adoptée par la Saeima le 12 Avril 1995 et signée par le Président Guntis Ulmanis le 25 Avril 1995.  

Les non-citoyens ne sont pas des apatrides (bezvalstnieks en letton) selon la définition de la convention de New York du 28 septembre 1954, car le terme d’apatride s'applique « à toute personne qu'aucun État ne considère comme son ressortissant par application de sa législation ». Ils ne sont pas non plus des étrangers. Car le paradoxe est que les non-citoyens lettons ont un passeport letton, mais d’une couleur différente de celui des citoyens lettons, sur lequel il est bien précisé que le titulaire du passeport est sous la protection de la République de Lettonie.  

D’après les plus récentes estimations (1er Juillet 2010) il y a 335 918 non-citoyens en Lettonie, ce qui représente approximativement 15 % de la population résidente. 66 % seraient de nationalité russe, 13 % de nationalité bélarusse, 10 % de nationalité ukrainienne, etc.…… soit à 89 % slavophones (NB : ne pas confondre citoyenneté et nationalité au sein d’une citoyenneté déterminée. On peut être citoyen letton de nationalité lettone, russe, bélarusse, lituanienne, etc. ou même de faire le choix sans nationalité). 

Les non-citoyens ne peuvent participer à aucune élection (alors que les citoyens de l’UE peuvent voter aux élections locales et européennes). Une soixantaine de professions, notamment dans la fonction publique et le domaine judiciaire, leur sont interdites. Les non-citoyens peuvent entrer sans visa que dans 31 pays étrangers, contre 82 aux citoyens lettons. A contrario, ils bénéficient de la majorité des droits sociaux, ils n’ont pas besoin de visa pour se rendre en Russie, et les jeunes gens n’effectuent pas de service militaire, ce qui n’encourage peut-être pas tellement l’acquisition de la citoyenneté lettone.

Car la naturalisation est bien sûr possible. La preuve en est que, de 876 000 en 1993, le nombre de non-citoyens est passé à 336 000 aujourd’hui. Mais, pour cela, il faut passer un examen en letton, sur la langue lettone, la Constitution et l’histoire de la Lettonie. Pour certains, notamment les personnes âgées, pour qui la connaissance du russe est encore aujourd’hui suffisante et celle du letton non nécessaire (je le constate tous les jours), c’est mission impossible. 

Les organisations internationales, notamment le Conseil de l’Europe et l’OSCE, demandent à la Lettonie d’accélérer le processus de naturalisation, notamment celle des plus de 60 ans et des personnes nées en Lettonie. Certaines organisations politiques lettones demandent même que le russe devienne la deuxième langue officielle en Lettonie, ce qui, pour les Lettons de souche, correspond à agiter un chiffon rouge (car ça signifierait à terme la disparition de la langue lettone).   

Jusqu'à présent, les gouvernements successifs ont trainé des pieds, car pour une grande partie de leur électorat, le russophone, le slavophone, c’est l’ancien occupant ! Aurait-on imaginé qu’en 1965 dix millions d’Allemands deviennent brusquement citoyens français ? Il est clair qu’il y aurait un risque de déséquilibre, au moins politique. Généralement on me dit (des Lettons, mais aussi des Lituaniens et des Français) que, s’ils veulent être Lettons, ils doivent en accepter les devoirs, et pas seulement les droits.

D’un autre côté, cette situation engendre parfois des problèmes humains, même si beaucoup semblent, peut-être par la force des choses, s’accommoder de la situation, la possibilité d’aller en Russie sans visa compensant facilement le fait de ne pas pouvoir voter.

Un point est à surveiller : l’attribution de la citoyenneté russe aux non-citoyens. Il y avait déjà , au 1er Juillet 2010, 33 683 citoyens russes résidant en Lettonie (à comparer, par exemple, aux 3 720 Lituaniens, 1 109 Allemands et … 260 Français). En Estonie par exemple, il est attribué annuellement deux fois plus de citoyennetés russes qu’estoniennes. On sait par ailleurs que la défense des citoyens russes à l’étranger est un des points clés de la politique étrangères de la Russie. Laquelle Russie ne se privant pas régulièrement de dénoncer les brimades (sic) dont seraient victimes les russophones en Lettonie. Qu’en pensent les Lettons qui entendent majoritairement parler russe dans leur capitale ? Ou qui constatent que nombre de voitures dans Riga arborent le drapeau russe. 

Ce problème des non-citoyens ne m’a pas semblé avoir été très présent dans la campagne électorale, hormis au PCTVL (http://gillesenlettonie.blogspot.com/2010/09/elections-legislatives-lettones-pctvl.html) qui est traditionnellement leur porte-parole, mais qui semble désormais marginalisé. Preuve (peut-être) qu’en Lettonie on ne souhaite pas instrumentaliser ce sujet délicat. Ce qui n’est pas obligatoirement le cas en Russie.    

13 commentaires:

  1. Merci, Gilles, pour cet article. L'attente en valait la peine.
    Mais le letton moyen en pense quoi de tout ca? Je veux dire du fait que leur capitale soit très russophone et du statut qu'on accorde au non-citoyens qui sont certes d'anciens occupants mais aussi leurs voisins du palier?

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  2. J'ai essaye de faire un post equilibre, je ne sais pas si j'y suis arrive. J'ai voulu egalement le faire pas trop long, parce qu'apres le lecteur ne lit plus ! C'est la raison pour laquelle je n'ai pas (trop) mis de temoignages personnels.

    Disons que la reaction est fonction de la communaute dans laquelle on est. Mais que, globalement, dans la vie de tous les jours, ca se passe relativement bien. Au supermarche, on s'adressera a moi en letton mais, voyant que je en comprends pas, on embrayera automatiquement en russe (et je continue a ne pas comprendre ...). De facto, il y a la possibilite d'utiliser concomitamment les deux langues.

    Mais il m'est arrive de voir un Letton dans mes ages (donc parlant necessairement russe) repondre systematiquement en letton a mon ami russophone qui lui parlait russe. Ce sont des jeunes lettonophones qui m'ont dit que si les russophones voulaient la citoyennete lettone, ils n'avaient qu'a apprendre le letton ! Le sujet reste donc sensible.

    Je pense que la plupart des Lettons russophones se sentent d'abord Lettons et ne voudraient pas etre russes, mais a voir les petits drapeaux russes accroches dans les voitures, ce n'est apparemment pas le cas de tous.

    Je ne suis pas un expert qui saurait tout sur tout. Mais je pense que les dirigeants actuels lettons ne peuvent pas se permettre de naturaliser tout le monde tout de suite, sans conditions, et de faire du russe une langue officielle (meme si ca enterrinerait une situation de facto), car ca entrainerait un desequilibre brutal. Meme le Saskana Centrs a mis en sourdine ces revendications.

    Par contre, si les dirigeants russes (et ses "petits soldats") voulaient s'abstenir de mettre de l'huile sur le feu en denoncant regulierement la "resurgence du nazisme" dans les Etats Baltes ou en magnifiant la "Grande Guerre Patriotique" et le camarade Staline, ca permettrait sans doute une meilleure entente entre les communautes.

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  3. Je vous remercie aussi pour cet article clair et complet .
    Les conditions des "non citoyens" lettons me semblent être assez semblables à celles des "non citoyens" estoniens .
    En Estonie, seuls les citoyens ont les pleins droits de vote et peuvent être membre d’un parti politique et se présenter sur les listes électorales.
    Les non-citoyens ne peuvent voter qu’aux élections municipales.
    Autre problème similaire à la Lettonie: l'obligation de passer un test de langue et un examen de connaissances sur l'histoire et la Constitution du pays, s'ils souhaitent la citoyenneté estonienne.Ce qui ,comme pour les non citoyens lettons ,est pour la plupart d'entre eux (surtout les personnes âgées) "mission impossible".
    Un point différent cependant et qui me semble très important ,et vous l'avez bien souligné :"En Estonie par exemple, il est attribué annuellement deux fois plus de citoyennetés russes qu’estoniennes"
    La Russie profite de cette politique d'intégration encore très instable pour récupérer "ses" citoyens russes d'Estonie.
    "Plusieurs dizaines de milliers de Russophones se laissent tenter par les appels du pied de Moscou, en optant pour le passeport russe, de couleur rouge".

    Vous écrivez :"La Russie ne se privant pas régulièrement de dénoncer les brimades (sic) dont seraient victimes les russophones en Lettonie".
    En Estonie ,beaucoup de ces non citoyens (russophones)dénoncent les discriminations dont ils sont victimes. «Nous sommes considérés comme des citoyens de seconde classe»!
    Du point de vue estonien, la minorité russe est un sujet particulièrement sensible et délicat: "Ce n’est pas une minorité comme les autres. C’est un héritage très lourd à assumer ".

    Je viens de remarquer une chose en vous lisant , vous dîtes :"les non-citoyens lettons ont un passeport letton, mais d’une couleur différente de celui des citoyens lettons, sur lequel il est bien précisé que le titulaire du passeport est sous la protection de la République de Lettonie."
    Le passeport des non citoyens estoniens est aussi d'une couleur différente(gris)alors que le passeport des citoyens estoniens est bleu, ,et on peut y lire " Välismaalase Pass" (en anglais "Alien's Passport"),ce qui signifie en français "Passeport d'étranger".
    Contrairement à la Lettonie ,l'Estonie considèrerait donc ces "non citoyens" comme des étrangers ,ainsi que c'est spécifié sur leurs passeports ?
    Je pense que "Eesti/Estonia" figurant en bas du passeport , ils sont sous la protection de la République d'Estonie ...

    J'ai trouvé un article ,datant de novembre 2008, que je trouve assez complet,sur la minorité russe en Estonie :
    http://www.nouvelle-europe.eu/geographie/pays-baltes/quel-avenir-pour-la-minorite-russe-en-estonie-.html

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  4. En Lettonie, les non-citoyens (nepilsoņi) ne sont clairement ni des apatrides (bezvalstnieks) contrairement a ce que disent certains, ni des etrangers (ārvalstu - sous reserve d'une traduction exacte de Google).

    La page de garde d'un passeport de non-citoyen indique, en letton et en anglais:
    "The bearer of this passport is under the protection of the Republic of Latvia. The Government of the Republic of Latvia requests all those whom it may concern to allow the bearer to pass freely without let or hindrance
    and to afford such assistance and protection
    as may be necessary.
    This passport is valid for travel to all countries. The bearer of this passport is entitled to depart and enter the Republic of Latvia."

    En ce qui concerne l'attribution de la citoyennete russe a des non-citoyens lettons, j'ignore les chiffres. C'est la raison pour laquelle j'ai cite l'Estonie.

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  5. Et donc les non-citoyens, ne sont pas citoyens de l'Union Européenne même si ils résident en Lettonie qui fait partie de l'UE ?

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  6. Comme je l'evoque dans le post, les non-citoyens ne sont effectivement pas des citoyens de l'UE. Donc ils n'ont, contrairement a un citoyen europeen s'il est legalement enregistre, pas le droit de vote ni aux elections locales, ni aux elections au Parlement europeen.

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  7. Donc pour aller dans dautres pays de l'UE, ont ils besoin d'un visa shengen ?

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  8. Non. les Etats de l'UE font partie des 31 pays étrangers pour lesquels les non-citoyens n'ont pas besoin de visa du tout.

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  9. Ah d'accord, c'est ce dont je voulais être sur.

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  10. Le lien http://www.mfa.gov.lv/en/service/4728/ donne la liste des Etats pour lesquels le visa n'est pas necessaire pour les citoyens lettons et pour les non-citoyens lettons.

    Pour ces derniers il y a en fait 39 Etats ou ils peuvent aller sans visa, mais certains comme Aruba, les Samoa ou les Antilles Neerlandaises, ne sont pas obligatoirement d'un interet majeur.

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  11. Cette situation me choque. D'un autre côté, elle est tellement instrumentalisée par la Russie que j'ai du mal à considérer ces "non-citoyens" comme des victimes de discrimination.

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  12. Personnellement, je ne dirais pas que ca me choque, meme si, derriere, il y a parfois des drames humains.

    Mais la Lettonie, comme l'Estonie, ont herite d'une situation d'occupation/colonisation creee par la Russie sovietique a partir de 1944. Car il ne faut pas oublier qu'avant 1940, les Etats Baltes etaient des Etats independants, ou les Russes constituaient une faible minorite, heritee de l'occupation tsariste.

    Moi, ce qui me choque c'est que certains ne cherchent pas a s'integrer, je ne dis pas s'assimiler, mais s'integrer. Je ne parle pas de la babouchka nee en Lettonie sovietique, qui n'a toujours parle que le russe, et a qui on a fait croire que l'armee sovietique et ses parents etaient venus sauver la Lettonie du fascisme (je parle de celui d'Ulmanis).

    Je parle du jeune, qui arbore un T-shirt "Russia" voire CCCP, un drapeau russe sur sa (grosse) voiture, proclamant a tout va que le nazisme renait dans les Etats Baltes et qu'ils sont brimes, discrimines. Avec le soutien de certains en Russie (je pense notamment a Jirinowski, mais aussi a Loujkov) qui vont jusqu'a dire que les Etats Baltes ont toujours ete russes.

    Si chacun n'y met pas du sien, la situation n'evoluera jamais. Mais quand on voit M. Poutine refuser de reconnaitre que les Etats Baltes aient ete occupes a partir de 1940 et considerer que la chute de l'URSS est la pire catastrophe du XXe siecle (les nombreuses vistimes de Staline ne sont plus la pour apprecier ...), on ne risque pas d'evoluer.

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  13. Totalement d'accord. Et le plus surprenant, c'est que les jeunes nationalistes russes n'ont rien à envier aux plus anciens. Pour moi, la jeunesse russe a été une déception énorme. Auparavant, je croyais naïvement que la nouvelle génération allait faire évoluer les mentalités...

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